La Harpe

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LA HARPE

La harpe est un instrument rarissime dans l’iconographie romane sculptée en France. Cette affirmation surprend, mais la plupart des représentations identifiées comme des harpes sont en réalité des rotes. Les documents sont localisés dans l’influence de l’Ile de France, particulièrement chartraine. Toutes ces harpes sont postérieures à 1155. Elles nous parviennent définitivement constituées, sans évolution progressive. Les recherches s’orientent vers les Iles Britanniques pour en déterminer l’origine.

C’est avec une colonne qui la distingue de ses sœurs antiques que la harpe apparaît dans l’iconographie chrétienne. Chargée d’un symbolisme fort, elle jouit très tôt d’un statut particulier qui la rapproche de la musique savante.

Instrument à cordes ouvertes, la harpe autorise tous les systèmes d’accord, laisse son autonomie à la voix et constitue un des chemins de la polyphonie. Elle illustre d’autre part les proportions du monocorde et s’associe à l’enseignement de la théorie musicale. Construite de trois pièces sculptées assemblées par la tension des cordes, c’est un outil presque simpliste et celui qui conserve le plus longtemps la facture archaïque.

Malgré une extrême diversité de formes, la conception des tracés montre que pratiquement, deux types de harpes traversent l’ensemble de la période médiévale : la harpe d’un pied, héritière de l’heptacorde, d’une tessiture d’une octave et la grande harpe, d’environ deux octaves plus bourdons, comportant le plus fréquemment 17 ou 21 cordes.

Sur la fin du Moyen Âge se généralisent les harpions qui augmentent la puissance du son et l’enrichissent en harmoniques. Ce timbre identifie la harpe jusqu’au-delà de la Renaissance et semble provenir de dispositifs plus anciens et plus diffus dans l’espace et dans le temps.

La rote

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LA ROTE

La rote est un instrument très populaire pendant la période romane. Principalement jouée par les jongleurs, elle se trouve aussi dans les mains de David.

Son appellation est débattue. Pierre Bec proposa l’appellation moderne de harpe-psalterion. Christian Rault l’adopte en précisant que le nom médiéval de cet instrument reste une énigme. Lionel Dieu fait remarquer que la dénomination médiévale rote s’applique certainement à cet instrument antérieur à ses descendants : la harpe (même si elle existe dans les Iles Britanniques) et le psaltérion.

Connue des Carolingiens, la « harpe – psaltérion » se présente sous la forme d’un psaltérion triangulaire muni de cordes sur les deux faces. L’instrument se tient comme une harpe, chaque main du musicien agissant sur l’un des plans de cordes en boyau.
Très répandu dans l’ouest de l’Europe du XIe au XIIIe siècle, l’usage de cet instrument a précédé de plus d’un siècle celui de la harpe, notamment au sud de la Loire. La tenue similaire des instruments explique la confusion qui s’est créée chez les musicologues.
On sait peu de choses sur l’usage musical de cet instrument. Associé dans un premier temps à l’image du roi David, il se retrouve aussi dans les mains des boucs et d’ânes musiciens sur les nombreux modillons des églises romanes.

La viele en 8, ou gigue

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La viele en 8, ou gigue

La « vièle en 8 » est un instrument à trois cordes étroitement lié à l’organistrum à côté duquel elle est souvent représentée (Compostelle, Boscherville …).

Dans la sculpture romane, elle apparaît au milieu du XIIe siècle dans les mains de David, Maître de la musique céleste, ou des Vieillards de l’Apocalypse ; jamais des jongleurs.

Elle est étroitement liée à la musique liturgique.
L’organistrum (gros, imposant, d’une technologie complexe, très décoré…) apparaît chez les bénédictins (1100, Ms. Wolfenbuttel) tandis que la gigue (un organistrum dénué de tous ses artifices), apparaît simultanément, mais chez les cisterciens (1109, bible de St. Etienne Harding).
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Son apparition coïncide avec l’essor de la polyphonie. Le déchant évolua tout au long de la période romane comme l’attestent les manuscrits des abbayes de Fleury, Saint-Martial-de-Limoges et Chartres. L’organum pur se généralisa, à la fin du siècle, avec l’école de Notre-Dame (Ars antiqua).
L’archet de la vièle en huit est long et lourd. Joué en position assise, « da gamba », c’est un instrument de soutien et d’apprentissage des premières polyphonie religieuses.

Son accord G D G est identique à celui de l’organistrum. accorga-2.jpg
accord relatif

Les termes giga ou trichordum giga correspondent vraisemblablement à cet instrument. (voir « La giga : l’autre vièle médiévale, Actes du colloque de février 2001 : Archéologie et musique », éd. Cité de la musique, Paris 2002, pp. 94-100.)

chartresv8.jpgL’instrument tombera en désuétude à la fin du XIIIe siècle avec les formes musicales qui lui avaient donné le jour.
Cette disparition coïncide donc exactement avec celle de l’organistrum :
ces deux instruments (gigue et organistrum) naissent et disparaissent en même temps.
C’est la mise au point de l’orgue qui va précipiter leur abandon pour soutenir les formes anciennes d’organum.
Chez les anglo-saxons qui resteront attachés plus longtemps au vieil organum et à la diaphonie, Gigue et organistrum survivront plus longtemps.

Sa structure explique la particularité de sa technique de jeu : pas d’usage de la touche.

– A l’instar des instruments à archet orientaux et de l’organistrum, la production de la mélodie se fait par simple contact avec la corde. .
– Son sillet est fortement marqué pour faire passer les cordes bien haut au dessus du manche dénué de touche.
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– Le chevillier est plat.
– Les chevilles se manœuvrent par l’arrière.
– Lorsqu’il existe, son chevalet est haut et fort.
– Au Moyen Âge, un instrument ne se définit pas par la forme de sa caisse, mais par sa structure et sa fonction. Ceci explique que la giga ait aussi adopté le dessin piriforme.

L’organistrum de Notre-Dame de Paris

Considéré par certains spécialistes comme une vièle ou un nickelharpa (!), l’instrument du portail de Notre-Dame de Paris fut identifié par Christian Rault comme un organistrum. La Cité du Patromoine français du Trocadéro possède un moulage qui révèle l’état de la sculpture au XIXe siècle, avant les interventions de remise à neuf.

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Le modèle et la restitution par Christian Rault

Ce modèle d’organistrum fait partie des témoignages les plus précoces qu’il nous est donné d’observer. Situé sur le portail Sainte-Anne (1160), cet instrument ne possède pas encore toutes les caractéristiques de ses congénères plus tardifs de la fin du XIIe siècle. Sa caisse est oblongue et non en forme de 8 et son manche n’est pas encore distinct de la caisse. Deux ouïes opposées deux à deux sont disposées sur la table, à la façon des vièles d’archet de l’époque. Muni de quatre cordes au lieu de trois par la suite, son clavier est constitué de seulement six tangentes.

De par l’absence de la manivelle – probablement en métal rapporté dès l’origine et qui sortait de la gueule ouverte du monstre – cet instrument n’a été identifié comme un organistrum que très tardivement.
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Le fait que l’instrument soit présenté par un seul musicien a également contribué à la méprise. Cependant, la roue est clairement figurée et aucun doute n’est désormais possible sur la nature de cet instrument, même si le chevalet, constitué par la chevelure du monstre, est peu conventionnel.

L’organistrum

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L’ORGANISTRUM

Instrument savant destiné à l’enseignement, l’organistrum regroupe un grand nombre de nouveautés technologiques.

Il matérialise deux inventions importantes : l’archet perpétuel, la roue, et le clavier adapté à un instrument à cordes.

Ces innovations, attestées à partir de l’an 1100, sont une réponse nouvelle aux besoins de diffusion de l’apprentissage du chant religieux. L’archet perpétuel permet de donner sans interruption la basse soutenant les longs mélismes.

Les trois cordes permettent les formes de polyphonies romanes : l’organum ou diaphonie, encore appelée déchant.

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Son accord est basé sur des écarts quinte et octave. G D G
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(accord relatif)

Le clavier, disposé selon les intervalles attribués à Pythagore, permet de chanter une mélodie inconnue à partir du moment où elle est écrite.

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Deux musiciens étaient nécessaire pour pouvoir en jouer.
Le principe de fonctionnement du clavier, par translation, exigeait une main par note émise. L’un tournait la manivelle actionnant la roue, tandis que l’autre agissait de ses deux mains sur le clavier.

La polyphonie

Le chant n’était utilisé que comme partie intégrante de la liturgie ; les chantres se soucièrent de l’efficacité pédagogique et se donnèrent des inventions techniques remarquables.

Au sein de l’Eglise, les craintes réitérées au cours des siècles par les censeurs se réalisèrent, le caractère esthétique de la musique prit le pas sur la louange divine. L’invention qui révolutionna la musique et ouvrit l’ère des compositeurs fut la polyphonie, l’art de chanter à plusieurs voix. Ce fut d’abord un phénomène très marginal de pratiques expérimentale. Encore au XIe siècle, Jean Cotton d’Affligem craignait d’ennuyer le lecteur s’il en parlait, et précisait « les uns font d’une façon, les autres différemment ».
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Au début du Xe siècle, la Musica Enchiriadis donna un exemple de diaphonie. Ogier retrouve les sensations de Paul de Samosate et remarque l’harmonie convenable de diverses voix lorsque les hommes, les femmes et les enfants croient chanter à l’unisson et exécutent l’octave et la double octave. Ce sont là des redécouvertes, les Grecs admettaient déjà trois intervalles consonants (l’octave, la quinte et la quarte), auxquels ils adjoignaient deux douces dissonances (les tierces et les sixtes majeures). L’auteur appelle cette diaphonie Organum, elle consiste en une marche parallèle de voix distantes d’une quarte, soit en l’ajout d’une voix organale sous le chant principal, une voix de basse dirait-on aujourd’hui.
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Après la Musica Enrichiriadis, aucun traité ne parla plus d’organum avant Gui d’Arezzo (1025). Un exemple du chapitre XIX du Micrologus montrait l’évolution par rapport à son prédécesseur et préfigurait l’avenir, en utilisant la voix principale comme basse. L’école de l’abbaye Saint-Martial-de-Limoges utilisera ce principe pour l’organum fleuri, technique polyvocale dans laquelle le chantre exécutait des guirlandes d’ornements au-dessus du chant. Mais la pratique de l’organum est clairement attestée dans le coutumier de Thierry qui séjourna à Fleury avant 1002 : « Aux grandes fêtes, chaque répons est chanté par deux frères. Le douzième est chanté par quatre frères en aube et chape en haut des degrés, deux d’entre eux, comme des élèves s’en tiennent au chant ordinaire, les deux autres comme des maîtres, se tiennent par derrière et font l’accompagnement, on les appelle organistes (c’est-à-dire ceux qui chantent la voix organale). Et la France se glorifie volontiers de cette sorte de chant tandis que l’Allemagne (Thierry est Allemand) le refuse stupidement. »

À la fin du XIIe siècle, l’organum se généralisa avec l’école de Notre-Dame (Ars antiqua). L’ère de la monodie et de l’arc en plein cintre céda la place ; les polyphonies de Léonin et celles à 3 ou 4 voix de Pérotin résonnèrent désormais sous des voûtes gothiques.

Photos et reconstitutions : Christian Rault